Extrait du chapitre 1 Un regard pas comme les autres
     En cette matinée de l’automne de l’année 1993, un vendredi, il faisait une journée ensoleillée, pleine de clarté, comme il en existe en Kabylie et les pays du soleil. Membre bénévole et actif du comité de mon village, M***, dans la commune d’A-K***, à Tizi-Ouzou, dit Tizi, je supervisais la pose des buses des eaux usées de K***, la place principale du village. Je m’acquittais de ma tâche de tout cœur.
     Ha. venait en ma direction. Elle portait une robe kabyle couleur jaune et une fouta à rayures avec une prédominance du rouge, une étoffe roulée en jupe ouverte sur le côté. Les couleurs vives des habits, dégageaient une sorte de rayonnement qui ne passait pas inaperçu. Je dois dire aussi que la taille svelte et la symétrie des traits du visage de Ha. ne devraient pas laisser indifférent.
     Attiré par le tableau, je jette un coup d’œil. Ha. me fixait de ses petites prunelles, semblables à deux olives, d’une manière effrontée, avec des traits détendus du visage, comme dans un demi sourire. Je baisse les yeux le premier. Je n’attarde jamais mon regard sur les femmes, une horrible impolitesse dans les villages, sauf dans le cas d’un puissant désir.
     La nuit, en repassant ma journée au ralenti, comme d’habitude, je m’arrête un peu sur le regard de Ha.. Cela me rappelle deux événements probablement liés à ce regard, qui se sont produits quelques mois auparavant. Le premier, c’était pendant le ramadan de 1992, moi et deux villageois, A. H***, un francophone, et M. K*** licencié en arabe mais débrouillard en français, relisions les épreuves de Dénouement, mon premier roman, réintitulé Démantèlement puis La colère des agneaux, affiché en page d’accueil, en attente de publication. Nous travaillions dans la cave de l’école primaire d’I-V***, un local de la mairie cédée par cette dernière aux villageois. On frappe à la porte. Je sors et trouve He.., le frère cadet adoré de Ha.. Je lui demande la raison de sa visite. Il me répond qu’il veut faire partie du groupe et rester avec nous. Je refuse gentiment en lui expliquant que c’est privé. Il part. J’ignorais ce qui l’y a incité. Il se peut qu’il y ait une indiscrétion sur mon projet, à moins qu’il soit venu par hasard ou poussé par sa sœur.

     Extrait du chapitre 3 L’intrus mais indispensable mari
     Le mois de juin 1994, à deux mois de son mariage, juste avant les vacances d’été, elle continuait toujours son manège avec son cousin Ya. et redoublait de discussion avec Mustapha. Je la surprends avec ce dernier dans un accès retiré et couvert sis entre la propriété A*** et le bureau de poste du bourg D-S***, lieu mitoyen du lycée où elle enseignait à des « hommes ». J’ignore combien de temps ils ont écoulé ainsi auparavant, mais ils m’ont donné l’impression de l’avoir été depuis longtemps vu leur façon de se regarder face à face dans les yeux et de bavarder. Je suis allé à L***, la place du bourg, je bois une tasse de café, fume une cigarette, finis la lecture du journal ainsi que les mots croisés, trente minutes environ, et suis revenus sur mes pas. Ils étaient encore là. Comme j’attends un long moment dans l’arrêt avant de trouver du stop, car il n’y avait pas alors de transport, Ha. n’est pas encore passée. Je ne la surveillais pas, c’était un hasard.
     Mais qu’est-ce qui lui prend de roder ainsi autour de ces mâles et de cette manière ? Son futur mari ne lui remplissait pas les yeux, comme le dit si bien l’expression kabyle ! Il devait avoir un physique laid ou être moche ou les deux à la fois. Rien ne repoussait Ha. que ces « tares » chez un mâle. Elle se moquait du reste, sauf peut-être qu’il devait avoir un diplôme ou être un cadre.
     Si Mustapha ou Ya. demande sa main, l’excuse est toute prête : elle dira à son futur mari que sa famille l’a donnée de force et à un proche, bien que Mustapha ne lui soit rien qu’un flirt. L’autre raison qui confortait cette hypothèse est le jumelage de ses fiançailles avec son mariage rendu officiel à quelques semaines de la cérémonie. Son mari a dû lui demander avec insistance de faire les fiançailles comme le veut la tradition entre quelques mois à une année avant le mariage. Ha. a dû arguer qu’elle ne voulait pas faire perdre de l’argent à tous ni les déranger. Mais avec les fiançailles à la villageoise, on ne perd pas de l’argent : un gâteau, une trentaine de personnes, deux bagues, un muezzin pour officialiser l’union, et tout le monde est content. Tout au plus cela coûtera deux salaires de Ha. qui jetait sa paie dans des robes très coûteuses.
     Mais la preuve décisive que Ha. ne voulait pas de son mari et cherchait derrière son dos un autre, vient à moi par hasard, par le retour de karma, dirait-on. Au printemps de cette année 1994, à quelques mois de son mariage, dans la fontaine de K***, elle charge M. K***, sa camarade de classe jusqu’au collège ou lycée, pour lui dénicher un mari qui vit en France, en ces termes : 
     — Ton mari émigré ne connaît pas un émigré qui veut se marier avec moi ?…
     — Aaw[1] ! Ha., s’exclama M. consternée, et tes études et ton travail, tu vas les abandonner ?
     — Justement, vois ce que mes études m’ont apporté (sous-entendu le célibat) ! Toi, tu as de la chance.
     Je m’en souviens de cette journée et je m’en doutais de quelque chose. Ha. portait un manteau gris, M. une robe kabyle. Curieusement, Ha. est sortie de son chemin habituel, c’est-à-dire qu’elle a rejoint M. près de chez elle, un chemin qu’elle n’empruntait jamais, à l’abri des passants, du côté mon chemin, face à la fontaine de K***, désertée en ces moments de la journée. Pour Ha., c’est se rabaisser et elle n’était pas le genre à se rabaisser sans intérêt. En arrivant à leur niveau, elles se turent. C’est à cause de tout cela que je me suis douté que Ha. discutait de quelque chose d’important, mais je n’ai pas pensé à son infidélité envers son futur mari. C’est à son mariage l’été même que B. K***, le mari de M. me raconte tout, ne croyant pas qu’elle allait se marier.

     Extrait du chapitre 4 Nif de dominés
     — Tu as écrit une lettre à Ha., la sœur de He. H*** ! me dit sans crier gare N. H***[2], un complice de He..
     Presque deux années après la première lettre ! C’est He. qui l’a envoyé pour me sonder, avant de venir me voir. J’ai failli tenir ma tête des deux mains, tant je savais ce qui nous attendait. On aime remuer la « merde », le sport favori des lâches.
     Quand He. et Ha. revenaient de chez leur sœur Yamina, à la tombée de la nuit, souvent ils se tenaient la main comme ces petites filles ou ces couples d’homosexuels qu’on voit dans les films. Ils retiraient leurs membres à la moindre alerte. Étaient-ils incestueux ? En tout cas, Ha. M***[3] avait choisi, depuis l’enfance, He., son cadet de plusieurs années, comme compagnon de toujours, au lieu que ce fût ses deux sœurs, la puînée ou la cadette. Ce n’était pas un réflexe pour protéger le petit frère, mais celui de se protéger elle-même en se faisant accompagner par le petit frère, souvent le chouchou de la famille, d’autant qu’elle a goûté dès le primaire à la violence de Hacène, méchant de naissance et envoyant des coups pour un oui ou un non.
     Elle salariée, lui chômeur et sans le sou, elle lui glissait l’argent de poche ou de l’argent pour mieux acheter son silence. Il était le puceau de la famille, le frère à qui Ha. M*** a volé sa part de baise, ce qu’on disait au village. Il pourrait être un pédé, l’homosexuel pénétré, avec son côté efféminé. Il ne m’étonnera pas qu’il ait essayé les robes de sa sœur ou tenté de pisser à califourchon au moins une fois.
     He. était si vulnérable que je soupçonne N. de lui monter la tête. Ce dernier était l’une des mauvaises langues du village. Il venait de monter S. H*** contre M. H***, deux voisins de son quartier, dans une histoire de cul… S. H*** s’en prend violemment à son voisin.  Bien que je ne puisse rapporter ici la cause, pour éviter un autre bordel, S. H*** a tort car M. H*** disait vrai… N. « salissait » une H***, sa cousine, et une K***, une proche éloignée à moi et à He., en ajoutant qu’elles l’aimaient. En fait, aucune fille n’ose le regarder sans avoir pitié de lui. En plus d’appartenir à une famille démunie, il ressemblait à une cigogne avec une peau en carapace. Surtout il convoitait Ha. et utilisait He. pour l’approcher. Juste après le malentendu, se doutant de quelque chose à Ha. qui ne démordait pas de sa boude de tout le groupe avec qui je me trouvais, il m’a dit en la voyant venir, pour me surprendre : « Ammar, Ha. est là. » Je lui réponds instinctivement : Et après ? Si j’étais amoureux d’elle ou la désirait ardemment, j’aurais réagi négativement, ce qui aurait conforté N. dans ses soupçons. Puis je le mouille jusqu’au cou.
     — Tu sais, Am., à chaque fois que He. m’a invité à boire un café chez eux, c’était Ha. qui me servait de ses propres mains.
     — Qu’est-ce que tu lui feras si elle se donne à toi ?
     — Je la baiserai sans hésiter ! dit-il d’un ton hargneux, comme si Ha. le frustrait.
     — Et à propos de l’affaire du stop, quand Has., son frère aîné, l’a battue ainsi que leur mère ?
    — He. est venu me dire que c’est leur oncle de l’extérieur qui l’a ramenée en stop. Mais moi je sais qu’ils n’ont pas d’oncles en dehors de M***, que Ha. est une pute, une pute, une pute !
    — Je n’ai pas écrit de lettre à Ha., mais dis à He. de venir me voir le plus vite possible, lui dis-je avant que la chose ne se gonfle.
     — Je le lui dirai et il viendra te voir, répond-il sèchement.
     He. a découvert quelque chose. Lui, il le montait.
      — Celui qui viendra d’autre recevra son linge sur la figure.
      C’est pour lui. Je doute qu’il ait saisi l’allusion, à son indifférence.

Notes signalées par des chiffres
[1] Exclamation kabyle qui exprime de la surprise mêlée de stupeur
[2] Il meurt de crise cardiaque quelques années plus tard, si jeune, mais suite à sa situation de paria du village
[3] Patronyme de son mari, son nom de jeune fille est H***