Kinane Saïd & fils, famille martyre et révolutionnaire
Il faut reconnaître que dans toutes les guerres et tous les conflits armés c’était les malins et les puissants qui sortaient vivants et riches, voire glorieux. Je parle d’un cas de mon village pendant la guerre de Libération 1954-1962. Certains ont obtenu la pension mensuelle d’ancien combattant, une petite fortune, et acquis une gloire de braves juste en se prenant en photo avec un treillis militaire et une mitraillette de maquisard à la main, parfois avec celui-ci à ses côtés. Il y en avait même de ceux qui ont servi aux maquisards cenus se restaurer des figues pourries que l’on donne aux bêtes, avec du lait caillé. Alors que la famille dont je vous parlerai a failli disparaître sans sans laisser de trace et ses héritiers ne touchent pas un sou. Pis, ses morts ne sont inscrits dans aucun registre ni sur aucune stèle, contraire des autres dont la plupart était mort accidentellement. Lorsqu’il s’agit de baptiser un bien public, on proposa son mort avec une querelle acharnée pour qui imposera le sien. Cette situation m’était insupportable, la raison pour laquelle je tiens à rétablir au moins une certaine vérité.
Il est inutile de chercher quelle famille, on ne la trouverait pas sans une aide, car elle est effacée par tout ce monde qui se tire la couverture pour soi. Moi-même j’étais trompé par ce monde qui se faisait l’éloge de lui-même et de l’héroïsme des siens. Je dois mon idée de recherche à Ouziane Henane, la seule personne au village qui parlait à l’occasion de la cause de la mort des quarante et quelques victimes du village, pendant cette guerre, dont beaucoup étaient des civils qui se trouvaient au mauvais lieu et au mauvais moment. On disait de mon village « le village des martyrs ». Ouziane ne mâchait pas ses mots ; plutôt, il le disait à leurs proches ou héritiers, quand on l’irritait, avec sa manière corrosive qui mordait pas mal la personne visée et en faisait rire d’autres.
C’est ainsi que j’ai découvert la famille martyre et révolutionnaire, totalement inconnue auparavant, je cite Kenane Saïd et fils, dont l’héritier survivant est Boussad, père de Mohand et de Hocine. Ils étaient quatre frères (Hocine, Mohand, Boussad et Ali) et une sœur (Dahbia). Comme beaucoup de familles du village, elle servait le dîner ou à manger aux maquisards, mais un vrai dîner. Hocine, le fils aîné, dit Bab-Jdid, du nom du quartier d’Alger qu’il écumait en tant que « bandit », était une vraie tête dure. Un jour qu’ils passaient, lui et Smaïl Himoun, un villageois, devant un foyer de militaires français, à Djemâa Saharidj, au lieu-dit boulangerie Benaceur, il entra et leur tira dessus avec son pistolet à six balles puis prit la fuite avec son compagnon. Blessé, le villageois dut le porter sur son dos jusque chez lui. Un malheur ne vient jamais seul, dit l’adage. Plus tard il tua son épouse par accident, en nettoyant son arme ; sa belle-mère, aveuglée par la douleur, vendit leur abri à l’armée française. On l’arrêta lui et leur père. On lui proposa de leur mntrer tous les abris du village contre leur libération. Il refusa. Alors on suspendit son père à un arbre par le pied puis on l’acheva. Lui, on lui remit un sceau d’eau et lui demanda de leur chercher de l’eau, pour lui tirer dans le dos, signe qu’il fuyait. Il savait qu’on le tuerait. Il reçut la rafale dans tout le corps. Puis on mit le feu à leur maison (1).
Mohand était tué lors d’une embuscade dans les hauteurs d’Aït-Mekki qui constituait le début des maquis du Djurdjura. Boussad fut emprisonné à Alger après son hospitalisation suite à un morceau d’obus qui le blessa gravement. Le comble, à la Libération et à la misère ambiante, il rejoignit la France et resta jusqu’à sa retraite dans la restauration ! Ali portait les blessés et les morts sur son dos jusqu’à destination, l’infirmerie du maquis, parfois un trajet très long. Il était fort physiquement malgré ses quinze années d’adolescent. Marqué par cette situation, il montra dès la Libération des signes de stress post-traumatique. Comme il n’y avait pas de soins et que personne ne connaissait cette maladie d’autant plus qu’il ne trouvait personne pour le prendre en charge, il perdit son équilibre psychique sans jamais le reprendre même avec les traitements psychiatriques qu’on lui administrait plus tard. Il mourut en 1989 dans un dénuement total. Je me rappellerai toujours de sa phrase qu’il criait à la face des villageois lors de ses crises : « Zariâa lvaq », qui veut dire « race de nuisibles ». Il ne pouvait savoir combien il avait raison à toute cette mélasse dans laquelle pataugent les villageois… Dahbia aussi, leur sœur unique, perdit son mari Belaid Korso, le père de Salah et Belaïd, au maquis lors d’une embuscade. Elle n’avait pas dix-huit ans. Comme le malheur aime frapper chez le malheureux, l’épouse de Boussad souffrit aussi de dépression après quelques années de vie avec sa nouvelle famille. J’ignore si elle était déjà malade ou l’était à cause de sa nouvelle situation.
Voilà comment une progéniture rêvée de tout Kabyle, père et mère, en l’occurrence avoir plusieurs garçons et une fille, un signe de richesse et de puissance, le rêve de toutes les familles, faillit disparaître à cause de son sens élevé de l’honneur au profit des malins et autres opportunistes. À l’exception de Dahbia qui touche une pension de veuve de martyr, la famille Kenane, rien de rien, ni sou, ni reconnaissance, même de la part de la population villageoise qui adulait les familles des « maquisards » vivants à qui l’on attribue le titre de famille révolutionnaire. Hocine, le neveu des deux martyrs, avait remué ciel et terre pour retrouver les corps de ses oncles, surtout celui de Mohand, en vain, à moins d’un test ADN qui coûte les yeux de la tête, pour analyser les squelette d’un amas de tombes qu’on lui a montré.
Aucune comparaison possible au village ni dans toute la commune, voire la daïra entière. Cela me rappelle la famille de Mohand Idir Smaïli, un autre malade mental qui dormait souvent dans les champs, une fois au milieu d’une marre d’eau en hiver et sans tomber malade, dont l’armée française avait tué le père, les oncles et d’autres membres de la famille, et détruit leur ferme, alors un grand signe de richesse. Toutefois, on a baptisé Smaïli & frères le lycée Djemâa Saharidj, son village. J’affirme sans hésiter que tout premier édifice ou toute stèle qui ne porte pas le nom de « Kenane, Saïd & fils » dans toute la commune est une injustice qui appelle réparation. J’espère que par cette écrit la justice se rétablira.
NB Je n’ai pu débrouiller leurs photos que je voulais intégrer à l’article. Pour Mohand et Hocine, il n’en reste pas ou n’en ont pas, un signe qu’ils étaient démunis. Pour les autres, j’ai eu accord puis plus rien. Mais je ne lâcherai pas si facilement.
1 Propos recueillis chez Belaïd Korso, leur neveu